AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (327)

« ÊTRE AIMÉ, C’EST ÊTRE PRÉFÉRÉ » ?

Je me suis laissé aller à écrire, dans un texte récent : « L’enfant ne se croit plus aimé quand il n’est plus le préféré. » Et je me demande si cette destitution particulière à l’enfant n’est pas une épreuve universelle que vit tout adulte un jour ou l’autre, voire plusieurs fois dans son existence.

On attribue souvent à une cause factuelle, une contrariété passagère, un « aléa » de la vie » ce qui est en fait une dépression disproportionnée au regard de ce motif allègué. Tout se passe comme si le sujet (ou son entourage) voulait ignorer la raison profonde de son état d’âme (qui peut aller d’une désespérance nostalgique à un  « burn out » professionnel), qui est dans la perte sèche d’une situation préférentielle dont il bénéficiait, réactivant en lui une névrose d’abandon, la privation arbitraire d’une faveur reçue d’un pouvoir protecteur...

Un enfant se trouve un beau jour ignoré ou oublié du parent qui était tout pour lui, tout à lui, au profit de la sœur qui vient de naître. L’adolescent n’est plus l’élu du cœur de celle qui lui jurait son premier amour. Le Conseiller n’a plus l’oreille du Prince qui l’avait appelé à de hautes fonctions. Le sportif ne retrouve plus les sensations qui lui faisaient gagner tous ses matches (quelles que puissent être les explications techniques), l’artiste salué pour ses premières réussites voit son inspiration tarie, ou bien le public ne le suit plus. À chaque fois, l’épreuve est ressentie en profondeur comme la fatale destitution d’un état privilégié de son destin. La Fortune ne me choisit plus, ma bonne étoile a disparu de mon ciel, la faveur de Dieu n’est plus sur moi. Me voici comme « puni » sans avoir fauté, déchu, déshérité, desdichado (dicha = chance, en espagnol). Exclu du monde ou exilé de la Cité qui m’honorait, je suis passé sans transition du Capitole à la Roche Tarpéienne…

Au sein des hiérarchies du monde, les faveurs ou défaveurs peuvent découler de toute une cascade descendante d’entités supérieures qui gouvernent chacun : Dieu, le Roi, le Sort, le ministre, le commandant, le directeur, l’autorité administrative, le percepteur, le chef de bureau, tout ce qui semble « m’aimer » en me préférant. On me tolére encore, mais je ne suis plus le « bien venu » que je croyais être, la « hiérarchie » dont j’étais ne me reconnait plus. « Je » n’existe plus.

Dès lors, cette chute universelle qui menace chacun devient un enjeu de pouvoir, une lutte de tous contre tous pour être le « préféré » afin de se sentir aimé. Et corollairement, cette lutte s’accompagne, aussi universellement, d’une envie plus ou moins inavouée de jouir du droit de préférer, aussi arbitraire que peut l’être la chance de se trouver « préféré » sans raison. Pouvoir « préférer », parmi ses enfants, ses subordonnés, ses collègues, ses amis, etc., c’est sans doute cela que visent les citoyens en quête d’autorité sociale, ne serait-ce parfois que pour compenser leur propre,frustration de n’être plus « préféré »…

À la base, dans la nature même d’un besoin d’affection marqué, d’un vif sentiment amoureux, ou d’une amitié profonde, il y a toujours ce désir de se vouloir aimé d’un amour préférentiel, unique, irréductible à une simple relation familiale, à un vague attrait naissant, ou à une soudaine camaraderie. Dans chacun de ces cas, la relation à l’autre ne semble authentique que dans la mesure où elle se veut exclusive, préférentielle, faute de quoi elle se banalise en un simple « j’t’aime bien » ou « T’es sympa ».

Mais s’il est naturel de désirer l’exclusivité, il peut être abusif de la vouloir absolue. Le problème naît toujours de la démesure.

Molière nous en donne un bon exemple dans Le Misanthrope. Alceste ne supporte pas que son ami de longue date, Philinte, ne partage pas ses exigences morales qui lui font haïr les gens : « Moi, votre ami, rayez cela de vos papiers » : car c’est n’aimer personne, dit-il, que de se vouloir l’ami de tout le monde. Pour son malheur, notre misanthrope, se trouve « amant »* de Célimène, une coquette qui suscite toute une cour de prétendants autour d’elle. Si bien que, fougueusement, Alceste exige que celle-ci fasse clairement son choix, et le préfère. Célimène, (heureusement pour lui), finit par refuser de l’épouser, et c’est alors qu’Alceste définit sans ambiguïté, tristement, cette conception ambitieuse de l’amour  conjugal :

« Puisque vous n’êtes pas, en des liens si doux,

Pour trouver tout en moi comme moi tout en vous. »

« Trouver tout en moi » : me préférer à toute autre passion, et même au simple intérêt pour quoi que ce soit qui ne soit pas moi-même. « Comme moi tout en vous » : tout ? S’il faut bien préférer, faut-il que ce soit dans cette démesure ? Cet amour, jaloux d’avance, avec sa rigidité de « tout ou rien », est totalitaire. Dans un couple équilibré où les deux partenaires peuvent avoir des activités professionnelles comme des intérêts culturels différents, il y a au contraire partage et mise en commun, partage préférentiel certes (on le souhaite) mais sans exclusive de ce que chacun peut transmettre à l’autre de son propre vécu éprouvé ailleurs. Dans la situation intenable que définit Alceste, chacun épuiserait vite ce « tout » qu’il doit trouver en l’autre. Les amants seuls au monde ne peuvent pas persister longtemps dans leur amour exclusif s’is ne se nourrissent pas du monde dans lequel ils vivent (fût-ce pour s’y engager de façon critique).

Les enjeux du pouvoir et de l’amitié préférentielle se révèlent souvent dans d’autres cas particuliers, parmi lesquels il est intéressant de considérer comment fonctionne la dynamique des trios. Ces trios d’amis, voire triumvirats, sauf miracle, semblent bien voués à l’instabilité.

Il est déjà difficile d’être trois à partager le « droit de préférer » constitutif de tout pouvoir. Il est inévitable aussi que l’un des trois partenaires (tour à tour) se sente épisodiquement moins « préféré » que l’un ou l’autre des deux autres, ce qui gâche tout. L’exclusivité du sentiment préférentiel porte toujours en elle-même le risque de l’exclusion.

Parmi quelques uns des trios exceptionnels, on peut en méditer deux, dont le premier, infernal, est celui du Huis-Clos de Jean-Paul Sartre. Exemple littéraire, où il se trouve que « L’enfer, c’est les autres », mais dont la configuration ne manque pas de réalisme. Aucun des 3 personnages (Garcin, Estelle, Inès) ne saurait être le « préféré » d’un autre sans faire rager le troisième. Aucun n’a même le pouvoir d’en préférer sérieusement un autre, qui s’en moque. En particulier Inès, amoureuse d’Estelle, souffre affreusement de voir Estelle lui « préférer » Garcin, lequel ne peut rien attendre de cette dernière. Sa « consolation » est alors de persécuter Garcin de son impitoyable ironie : « Je suis méchante, dit-elle, ça veut dire que j’ai besoin de la souffrance des autres pour exister »... À chacun sa forme d’amour préférentiel !

Après ce trio infernal, un autre trio, mais cette fois paradisiaque, peut nous faire rêver : il s’agit cette fois de la Trinité chrétienne, telle qu’elle est racontée dans le Credo que récitent les fidèles, chaque dimanche. Il y a d’abord le Père, qui adore totalement le Fils qu’il a engendré, et d’autant plus « bien aimé », qu’il est présenté comme unique. Quant au Fils, il répond absolument à cet amour, sans avoir à craindre la rivalité d’un frère. On a envie de dire : ce n’est pas du jeu, puisque le problème est résolu en ne se posant pas (est-ce pour cela que des lecteurs des évangiles s’opposent absolument à l’idée, pourtant mentionnée explicitement que Jésus-homme ait des frères ?) Cependant cela n’empêche pas ce duo de devenir un trio, puis qu’il y a une troisième personne, l’Esprit-saint, qui pourrait compliquer la situation, mais dont le rôle est suffisamment imprécis pour qu’il ne puisse troubler le duo « Père-Fils » dont il « procède » : L’Esprit semble en effet tantôt le pur exécutant des volontés du couple divin dont il est issu, et tantôt leur Supérieur par son omniprésence et l’infaillibilité de sa puissance…

Ce miracle étant défini comme un « mystère », chacun a droit d’en « rêver », mais pour ma part, je me sens plutôt le devoir de m’abstenir, par humilité, de le commenter davantage.

Le Songeur  (25-05-2023)


* Au 17ème siècle, l’amant est celui qui déclare aimer, sans qu’il y ait nécessairement réciprocité.



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(Jeudi du Songeur précédent (326) : « RAISONS DE LA DÉRAISON : LE RITE » )